Accueil du site - Projets humanitaires - Apna Ghar - Articles sur ces projets - 28 et 29 novembre 2010 – DEUX JOURS A KANPUR

Thierry Marteau est actuellement en Inde. Avec Nancy, notre responsable sur place, il a visité fin novembre nos projets dans le Nord et a rencontré nos partenaires de l’association Asha pour discuter des plans de la future maison d’accueil qui sera construite sur le terrain acquis en juillet dernier. Voici son récit.


Kanpur, dimanche 28 novembre

Bonjour,

Delhi aeroport, terminal 3. Ce nouveau hall est tellement vaste qu’il pourrait à lui seul contenir tous les bâtiments de l’aéroport de Bruxelles. Immense. Brillant. Grandiose. Efficace.

Kingfisher Airlines et atterrissage à Lucknow, capitale de l’Uttar Pradesh. Il existe bien un vol Delhi Kanpur mais il est régulièrement annulé, sans avertissement, bien entendu... La prochaine fois on essaiera peut-être le train. Un vieux Toyota Qualis nous attend. Le chauffeur Ramu (« petit Ram ») me fait penser à un des nombreux chauffeurs précédents que j’avais baptisé « curry leaf »… Ramu n’est pas beaucoup plus lourd mais il est expert dans l’art de conduire dans la région, ce qui n’est pas peu dire. Le trajet jusqu’à Kanpur devrait prendre une heure et demi, on mettra 3 heures… déviations pour cause de travaux, traversée de marchés dans un concert de klaxons, traversée du Gange sur un pont étroit où seuls les piétons arrivent encore à dépasser. Tout est sur ce pont, les chars à bœufs, les tricycles bondés à craquer, les rickshaws surchargés, les jeeps, les chevaux… il faut pas loin d’une demi-heure pour arriver de l’autre côté. Curieux : un deuxième pont parallèle à 100 mètres de distance pour les trains dont certains encore à vapeur !! On a l’impression de plonger dans le passé mais non, tout ceci est bien réel, actuel. On est simplement passé de l’autre côté du décor. On a traversé l’écran géant de l’Inde moderne, technologique, rutilante pour tomber brutalement dans la vraie vie de centaines de millions de personnes qui luttent, qui peinent, qui transpirent, qui auraient elles aussi droit à une vie correcte, à des routes normales, à l’éducation de leurs enfants, mais qui sont de plus en plus décalées, larguées, oubliées.

Les budgets de l’Etat qui devraient améliorer la situation sont escamotés dans les poches privées, la corruption est écoeurante. La première ministre de l’UP (Uttar Pradesh) vient de faire ériger 4 statues d’elle-même regardant vers les 4 points cardinaux, tellement coûteuses qu’elles représentant le budget de 4 hôpitaux…, et ce n’est qu’un exemple. L’école est obligatoire… ? Et dans quelle école les enfants pauvres iront-ils ? Il n’y en a pas ! Même celles du Gouvernement n’acceptent que les enfants dont les parents paient un bakshich, les autres regardent au-dessus des murs et quand les riches sortent ils entrent pour une heure ou deux, surveillés par l’un ou l’autre enseignant indifférent… Tableau sombre mais tristement réel. L’écran mirage est mince, l’arrière est profond.

La tête bourdonnant du bruit infernal de la circulation on arrive enfin et on dépose les bagages à l’hôtel Kanha. Correct sans plus mais c’est le meilleur de la ville, mis à part l’un ou l’autre international ou les derniers business people sont encore raccordés à ce qui reste de l’industrie de Kanpur à la dérive.

Un quart d’heure plus tard on replonge dans la fourmillière et Ramu nous amène à Apna Ghar, la maison louée où Mahesh et les 12 jeunes gens nous attendent. Retrouvailles émouvantes. On les emmène manger avec nous. La soirée est détendue, joyeuse, on parle de la future construction, de leurs familles, de leur futur. Demain on se verra plus longuement, on aura toute la journée devant soi.

Le lendemain lundi 29, à Kanpur

Nos douze jeunes gens ont pris congé, c’est un jour scolaire creux. Le plus jeune d’entre eux a déjà 14 ans, le temps passe. Les plus âgés, 18 ans, n’auront sans doute pas la chance de profiter du futur bâtiment, ils auront été les pionniers nécessaires, le passage obligé… On se retrouve donc chez eux vers 9h30. Ils sont fringants dans leurs jeans reçus au récent Diwali. On part ensemble visiter une nouvelle école dans les briqueteries. Nouvelle ? Hé oui, ces écoles sont en changement continuel. Elles squattent une maison en construction, un hangar vide pour une saison, une réserve de briques momentanée, un dépôt de légumes pour quelques mois, chaque fois tout est à refaire mais le nombre d’enfants scolarisés se maintient : ils sont toujours environ 600 et Mala les nourrit tous les jours !

La nouvelle école n’est encore qu’une idée d’école… 4 ébauches de murs d’un mètre de hauteur, des briques non cuites qui se solidifieront petit à petit au soleil (ils n’ont pas droit aux briques cuites), et peut-être dans un bon mois les tôles pour une toiture sommaire… Il faut savoir que si la température frise l’intolérable en été, elle descend fort bas en hiver ! Le sol est froid pour les petits pieds nus. Mais les enfants paraissent heureux, grâce au budget Mala ils ont reçu un pull en laine bleu ou rouge et leur sourire est radieux. Ce nouveau groupe est constitué uniquement d’enfants biharis. Ils ont commencé la classe en juillet. L’instituteur jeune semble rempli de motivation. Il faut dire que l’infatigable Didi insuffle à ses enseignants sa flamme d’énergie peu commune. Les enfants se présentent un par un. Pour certains le stress est intense : dire son nom, le nom de son village perdu dans le Bihar, dire combien on a de frères et sœurs, tout cela « en public », debout devant tout le monde et en hindi, une langue nouvelle pour eux…, c’est dur, et beaucoup sont bloqués. Parfois l’instituteur demande « quel est ton pays ? » Il faut alors répondre « Mera desh Bharat, main Bhartiya » …Mon pays est Bharat (Inde), je suis Indien… Il n’y a pas longtemps qu’ils savent.

A une pette fille qui s’empêtre dans cette nouvelle langue, Didi propose de chanter une chanson dans son dialecte natal bihari. La petite se sent mieux, elle esquisse un sourire, elle commence une chansonette qu’elle connaît bien, chacun se taît, les yeux se mouillent. Je n’avais pas compris pourquoi les jeunes de Apna Ghar nous avaient accompagnés jusqu’au moment où une grande pièce de tissu fut étendue sur le sol devant le groupe d’enfants. Ils étaient venus pour présenter un spectacle aux enfants, et pas n’importe quel spectacle… ! En effet il y a quelques mois nos pionniers de Apna Ghar avaient été sélectionnés pour représenter les travailleurs migrants de l’Uttar Pradesh lors d’un rassemblement de jeunes à Calcutta. Ils avaient préparé pour cet événement un spectacle sur le thème du « bonded labour » ou travail contractuel, un synonyme édulcoré pour désigner leur condition d’esclaves… Leur spectacle met en scène un cultivateur progressivement piégé dans les dettes et qui se retrouve finalement pieds et poings liés à la mafia des briqueteries… Poignant, drôle, incisif, courageux.

Les enfants de la nouvelle « école » n’en perdent pas une syllabe. Les petits yeux sont rivés aux acteurs. Le message s’imprime dans les jeunes esprits. C’est certainement la première fois de leur vie que cela leur arrive.

La fin du spectacle n’est pas moins poignante : chaque acteur à son tour se présente aux enfants. « je m’appelle untel. Je suis de tel village. J’ai décidé avec ma famille de faire partie de Apna Ghar. Plus tard je voudrais devenir ceci ou cela, etc. »

Ensuite on joue. On rit. On compte pour jouer. On dit des lettres pour jouer. On saute et on court pour jouer. On fait toutes ces choses si simples que tous les enfants du monde devraient pouvoir faire. Le courant est bien passé. Le bonheur même timide est en train de s’installer.

Un pique-nique est prévu avec les enfants d’une école voisine, elle n’est qu’à un ou deux kilomètres de distance mais il faut bien un quart d’heure pour y arriver par un sentier défoncé. Cette école-ci a plus d’un an, la différence est marquante. La construction est complète, ils ont pu utiliser des briques cuites mais elles ne sont collées ensemble que par un peu d’argile de façon à pouvoir les restituer intactes au propriétaire.

La toiture est également en tôles. Les enfants sont habillés chaudement avec les pulls Mala. C’est le même instituteur qui est en charge de cette école-ci et de la nouvelle qu’on vient de quitter.

La cuisinière est une femme du village engagée pour préparer les repas des enfants. Elle s’est levée tôt, elle a acheté les légumes frais, elle a cuit des piles de « rotis », variante des chapatis, elle a portionné la nourriture dans des boites en carton pour le pique nique.

Un paquet d’enfants s’entassent gaiement dans le tempo, sorte de véhicule hybride difficile à décrire, omniprésent à Kanpur, et qui a été loué pour le trajet ; les autres se répartissent dans le minibus Maruti de Didi et dans notre vieux Qualis. On est en route pour Bittur, ce n’est qu’à quelques kilomètres mais pour eux c’est si loin… Et on débarque à Bittur, sur la rive du Gange. On ne voit pas l’autre rive, on dirait la mer, peut-être c’est la mer ? On descend sur les ghâts, les escaliers qui mènent à l’eau. L’endroit semble désert. Deux barques à l’abandon ? Non, dès qu’on s’en approche leurs rameurs sont là et acceptent de faire un petit tour. Sans hésiter une seconde toute la troupe est sur les ponts. Le Gange éternel est silencieux, les enfants aussi mais maintenant c’est certain, le bonheur est là, palpable, souriant. On passe sous un pont à demi détruit par les pluies, on longe la rive en amont, on observe les anciens temples marathis, on regarde les serpents d’eau.

Didi est professeur de musique. Elle commence à chanter. Sa voix est très douce. Les enfants reprennent en chœur. Les chants parlent de l’Inde, de la fierté d’être citoyen, de la Nature. C’est un moment de grâce comme on en n’a pas beaucoup dans la vie. Les mélopées continuent. On dirait que ces enfants renaissent à la vie, ils sourient, ils sont beaux. Mera desh Bharat, main Bhartiya…

Une demi heure de barque. Il faut bien qu’on accoste. Tout le monde s’installe sur les ghâts et le pique nique commence. Aaj ka bhojan sab se atcha, le repas d’aujourd’hui est le meilleur, banané ko dhanyavad, merci à ceux qui l’ont procuré… Les rations sont copieuses, même les deux chiens errants ont leur part. Tout y passe… On dépose les enfants à la briqueterie. Les jeunes de Apna Ghar rentrent chez eux en bus. Nancy et moi on se rafraîchit en vitesse, à 5 heures nous avons réunion avec les responsables de Asha pour discuter des plans de construction.

Lundi 29, 17 heures, IIT de Kanpur

On est au lieu de réunion habituel : une salle de cours dans le IIT, le Indian Institute of Technology de Kanpur. Sont présents : Vijaya Didi et son mari physicien retraité du IIT, les professeurs Deepak Gupta et Sundar Iyer, l’architecte, Puja la spécialiste des panneaux solaitres, Mahesh. Quelques sous tasses de chips, un plat de popcorns, du chai. Les propositions de plans sont au centre de la table. Deux optiques doivent se concilier : celle de Mahesh, l’homme du terrain qui connaît bien les besoins, et celle de Deepak Gupta qui veille à la rationalité et au budget. Mahesh souhaite des pavillons indépendants, un peu comme des maisons familiales, mais cela coûte beaucoup plus cher, Deepak verrait bien l’ensemble dans un bloc compact… La discussion est longue et constructive, elle durera 2 heures et demie…

Il en ressort une occupation du terrain rectangulaire en trois parties : une zone de culture, une zone pour les vaches et une zone centrale pour la construction. L’ensemble est harmonieux. Il intègre les parties techniques, halls de réunion, bibliothèques, etc. au rez de chaussée, les chambres et locaux privés à l’étage à l’abri des serpents et autres bestioles rampantes… Pendant la journée, quand les enfants seront à l’extérieur à l’école, Vijaya Didi pourra occuper les rez de chaussée pour l’enseignement des enfants des briqueteries les plus avancés dans les études, les petites écoles au sein des briques continueront leur travail de première initiation.

Les travaux sont prévus en 3 phases. A ce stade l’estimation est provisoire mais elle donne quand même une idée :

- Phase 1 : les plantations et clôtures, le drainage, les fondations, les 2 premiers blocs sur un niveau. C’est forcément le plus gros budget : environ 60 lakhs, c’est-à-dire 6 millions de roupies ou encore 100.000 euros. Gloups. Etalement probable sur 18 mois.

- Phase 2 : les étages : 25 lakhs, soit 40-45.000 euros.

- Phase 3 : les finitions et l’ameublement : 15 lakhs, soit 25.000 euros. Les 3 phases ne sont pas nécessairement terminées dans cet ordre, chacune peut se dérouler en partie et en parallèle avec une autre, c’est une idée générale

170.000 euros, un budget colossal. L’architecte fait son possible pour justifier ses chiffres mais on a de nombreux points de comparaison, on les sait raisonnables. L’embarras flotte sur le groupe, les yeux se tournent vers Mala… Est-ce vraiment possible ?

Cette réunion est, je pense, la sixième depuis que Mala est devenue partenaire financier de Asha. Mais depuis le début ils n’osent pas y croire : nous sommes l’unique organisation extérieure engagée avec eux dans ce combat dont personne ne veut. Ils ont plus l’habitude de donations « one shot ». Chaque semestre lorsque nous transférons l’argent pour la nourriture des 600 enfants c’est l’inquiétude : Mala continue ? Mais bien sûr que Mala continue, on ne déclenche pas un tel programme pour le laisser tomber après ! L’acquisition du terrain a pris beaucoup de temps, le budget alloué a été presque doublé, mais le terrain est là, bien là. Et maintenant l’heure est venue d’entamer la construction… Mala, est-ce vraiment possible, Mala ?

Il y a quelques mois on se serait certainement senti moins fier… mais maintenant je pense qu’on peut être assuré et qu’on peut les rassurer : bien sûr, Mala continue. Ce projet est une perle. Les enfants sont dans un besoin vital. Les personnes responsables sont parmi les plus fiables et les plus engagées que j’aie jamais rencontrées. C’est certainement une grande chance pour Asha d’avoir l’appui de Mala mais c’est une chance égale pour Mala d’avoir un tel partenaire et la certitude de répondre à un besoin réel.

Pendant les 2 mois qui viennent l’architecte va peaufiner les plans. Une autre question se pose aussi : comment va-t-on appeler ce projet ? Quel nom va-t-on donner à cette « maison » ? Il est évident qu’avec un tel investissement le nom de Mala fera partie de l’ensemble. Prochaine réunion : février.

Lundi 29, soirée chez Didi.

Le soir on mange ensemble chez Vijaya Didi. L’heure est à la détente. On lui offre un petit Ganesh en argent acheté au terminal 3… Un repas à l’indienne, les plats sont sur la table, chacun se sert, on papote. Le physicien de mari de Didi se lance dans de grandes théories sur le Big Bang, Didi est très relax, très douce. L’architecte rayonne, il fait des plans… Mahesh est heureux : « méré bacché santosh » « mes enfants sont heureux »… même si les plus âgés ont 18 ans, ce sont toujours ses « bacchés »… Mais pourquoi donc après la réunion a-t-il repris avec lui ce gros sachet de pop corns ? Mais bhaia, c’est la première récolte de maîs de notre terrain !!